Interview pour erom.ch
Nous remercions chaleureusement François Meylan, fondateur de Meylan Finance, pour cet échange riche et inspirant autour d’un sujet essentiel : la veille stratégique. À travers son regard affûté et son expérience du terrain, il nous éclaire sur l’art d’anticiper, d’observer et de transformer l’information en véritable levier de décision et de performance.
Comment définissez-vous la veille stratégique et son importance dans le contexte actuel des entreprises ?
La veille stratégique est une aide à la prise de décision pour une entreprise, une administration voire un Etat grâce à l’observation et à l’analyse régulières des tendances et d’un environnement donné. Ce n’est pas seulement un outil incontournable mais également une nécessité pour la pérennité de l’entreprise dans un monde toujours plus complexe, tant dans la constellation de la concurrence, dans celle des évolutions technologiques que dans celle de l’évolution réglementaire.
Quels sont les principaux objectifs d’une veille stratégique bien menée ?
En plus d’assurer la bonne performance et la survie, à terme, de l’organisation, j’ajouterai garantir votre pleine liberté de manœuvre.
Quels types de veille stratégique existe-t-il (par exemple, concurrentielle, technologique, réglementaire) et comment les prioriser ?
La bibliographie est dense sur le sujet. Chaque auteur amène sa « science ». Mais concrètement il existe autant de veilles stratégiques que de risques que vous identifiez versus pérennité de l’entreprise ou encore le bon fonctionnement d’une administration.
Quelles étapes recommandez-vous pour mettre en place une stratégie de veille efficace ?
En premier lieu et c’est incontournable : établir un bon diagnostic des forces et des faiblesses de votre domaine d’activité, versus votre environnement. A ce titre je recommande la lecture de « Diagnostic et décisions stratégiques » de Tugrul Atamer et Roland Calori, édition Dunod. Une fois la démarche entreprise
avec soins, les méthodes ne manquent pas. Pour mettre sur pied avec vos propres ressources ou avec des ressources externes la veille stratégique spécifique et adéquate.
Quels outils ou plateformes privilégiez-vous pour collecter, analyser et diffuser les informations de veille ?
L’OSINT (Open Source Intelligence) soit la discipline du renseignement qui consiste à collecter, analyser et exploiter des informations provenant de sources publiques et accessibles à tous est la base. Quant aux outils ils sont, chaque jour, plus nombreux. Tel que OCCRP Aleph, aleph.occrp.org ou un moteur de recherche comme « Google Actualités » ou encore un moteur de recherches Intelligence artificielle (IA) tel que le chinois « DeepSeek ». Les outils ne manquent pas. La gratuité est souvent au rendez-vous. Reste à les tester. Mais je suis d’avis que les sources d’informations humaines demeurent incontournables. A savoir, aller sur place et cultiver un entretenir un bon réseau (carnet d’adresses).
Pour la collecte d’informations (outils de surveillance web) ; Google Alerts (gratuit). Pour la surveillance basique de mots-clés ; Mention ou Brandwatch. Pour la surveillance de médias sociaux, sites web et forums ; Talkwalker. Et il y en a beaucoup d’autres.
Les « outils » de collecte dépendent, avant toute chose, de votre secteur d’activité, de votre budget et complexité des données, Une combinaison de solutions gratuites et payantes me paraît optimale.
Comment choisissez-vous les sources d’informations fiables et pertinentes pour votre veille ?
L’offre, en la matière, ne cesse d’évoluer. Dans ce domaine, je recommande la lecture de l’ouvrage « Le renseignement offensif » de Philippe Dylewski qui donne beaucoup de pistes. Quant aux médias, ma préférence va aux médias spécialisés. Les médias mainstream sont rarement pertinents. Ils se sont transformés en communiquant voire propagandiste au service d’une pensée unique. La charte de déontologie du journaliste (Münich 1971) n’est ni connue ni respectée. Le « copier /coller » y est fréquent et la reprise des contenus de l’Agence France Presse (AFP) est devenue la norme. Alors que l’AFP et la charte de déontologie de Münich font deux !
Qui sont les acteurs clés impliqués dans la veille stratégique au sein d’une organisation ?
Cela dépend de la taille, de l’organisation interne, du secteur d’activité et de des ressources propres. Mais je dirais, sans hésiter, le responsable marketing et le responsable des ressources humaines.
Comment intégrez-vous la veille dans le processus décisionnel de l’entreprise ?
Il s’agit d’une activité qui doit s’appliquer au minimum sur une base hebdomadaire. Cela doit être une habitude. Comme on ferme la porte d’entrée de chez soi à clé.
Quels sont vos conseils pour sensibiliser les équipes à l’importance de la veille stratégique ?
Il en va de la pédagogie à la pratique. C’est une vraie culture d’entreprise. Un état d’esprit. Les exemples industriels qui ont connu une fin non reluisante en raison de manquement dans la constellation de la veille stratégique. On se rappelle encore comment l’équipementier finlandais Nokia a perdu définitivement sa domination sur le marché du cellulaire avec l’apparition du premier smartphone de l’américain Apple. La chute de Kodak ou encore les difficultés actuelles de Intel à la faveur de Nvidia. Les exemples sont très nombreux. Il faut être « armé » de la curiosité nécessaire, de la transmettre et de l’entretenir chez ses collaborateurs.
Comment filtrez-vous et analysez-vous les informations collectées pour qu’elles soient exploitables ?
Là est toute la difficulté. Dans une profusion d’informations, dans un monde interconnecté, dans un monde régit par l’émotion et par les fakes news le défi est de taille. Si à l’époque la recherche de l’information et en particulier la recherche du « Renseignement-clé » * consistait en la première difficulté, aujourd’hui le défi consiste en ne pas se laisser submerger voire « intoxiquer » par un flux d’informations continu.
*Le document de l’Armée suisse intitulé « Aide-mémoire pour le service de renseignements de l’armée » (AMSRA) est une lecture de chevet, dans le domaine du renseignement-clé : l’information qui vous permettra de faire toute la différence.
Quels indicateurs utilisez-vous pour évaluer l’efficacité de votre veille
stratégique ?
La perspicacité de l’information récoltée et sa fréquence. Un exemple concret est celui d’une PME qui met en place sa veille :
Elle cible la surveillance des normes environnementales et des innovations matériaux ; Elle forme ses ingénieurs à utiliser des alertes brevets (outil comme PatBase) ; Les insights permettent de lancer un produit éco-conçu avant ses concurrents. Une veille efficace repose sur la rigueur, sur l’agilité et sur l’alignement avec la stratégie globale. En structurant ces étapes, l’organisation transforme l’information en avantage compétitif durable.
Quels sont les principaux défis auxquels les entreprises font face lorsqu’elles mettent en œuvre une veille stratégique ?
L’activité purement économique, soit la production et la vente de biens et de services, l’emporte automatiquement sur toutes les autres activités. Et surtout sur ce que l’on appelle les centres de coûts. La veille stratégique est assimilée à l’instar des RH ou de quelconque activité administrative, à un centre de coût donc non prioritaire.
Comment la veille stratégique peut-elle aider à anticiper les tendances et à gérer les crises ?
La veille stratégique doit, entre autres, fonctionner comme capteur des signaux faibles et des changements d’ambiance. C’est comme on dit … « le diable se cache dans les détails. »
Quelles sont les nouvelles tendances en matière de veille stratégiques (IA, Big Data, etc.) et comment influencent-elles les pratiques actuelles ?
L’actualité oblige, les conflits armés en cours au Moyen-Orient démontrent au quotidien combien des firmes comme l’américain Palantir (Big Data et Intelligence artificielle IA) emporte la palme. Avec tous les écueils qui vont avec. C’est-à-dire que la majorité des cibles sont définies par l’Intelligence artificielle et selon le Haut-Commissariat au droits humains les femmes et les enfants sont les principales victimes. A un niveau jamais connu dans l’histoire de l’humanité. Ce qui fait penser que nous sommes déjà dans l’abus et que comme affirmait récemment le dirigeant russe Vladimir Poutine l’intelligence artificielle est potentiellement une arme de destruction massive qui doit être réglementée sur le plan international. Au même titre que la prolifération des armes nucléaires.
Comment voyez-vous l’évolution de la veille stratégique dans les cinq prochaines années ?
Avec l’avènement de l’intelligence artificielle, une veille stratégique mal intentionnée va générer beaucoup d’injustices et même de victime. Par exemple, imaginez comment un département ressources humaines (RH) peut évincer des candidats sur la seule valorisation ou plutôt l’interprétation subjective des données laissées sur les réseaux sociaux… La centralisation de nos données personnelles peut aussi poser problème. Sur ce plan, je suis dubitatif face à la tendance lourde de l’identité numérique. Plus que jamais nous devons renforcer l’encadrement de la protection des données et la culture de solides normes éthiques.

